Parfois, Donald Trump nous renvoie des siècles d’histoire à la figure avec seulement 280 caractères. Il nous donne ainsi une chance de donner une perspective historique à une actualité qui est en général plus encombrée de bruits que porteuse de tendances. En mettant la Chine en demeure sur le thème du commerce international, le Président américain vient juste d’amorcer un nouvel épisode d’une confrontation séculaire, qui a été récurrente entre nations européennes au moins depuis la première révolution industrielle, et qui cherche à repositionner les États-Unis à leur avantage.
Avec le développement industriel et celui des moyens de transport, deux grandes stratégies nationales s’affrontent régulièrement sur le terrain du commerce international : l’Impérialisme et le Mercantilisme. Ces deux stratégies nationales sont complémentaires de prime abord, mais aboutissent toujours à une confrontation et un rapport de force. Depuis plus de 300 ans, les grandes nations orientent leur politique industrielle et commerciale selon deux modèles et en fonction de leurs ressources.
- Impérialisme. Si elles en possèdent les moyens militaires, il est logique de voir des nations vivre au-dessus de leurs moyens par prédation simple, c’est-à-dire permettre à leurs propres citoyens de consommer plus qu’ils ne produisent. Cela leur est permis en se faisant financer à faible coût pour importer davantage qu’elles n’exportent à partir de nations vassales. Le système se tient si i) les termes de l’échange sont régulièrement revus pour favoriser l’Empire -c'est à dire augmenter les prix des biens exportés et baisser les prix des biens importés, et ii) si l’Empire détient à sa main les termes de son financement, c’est-à-dire qu’il est souverain de la monnaie de financement et qu’il en dicte les taux d’intérêt. C’est historiquement le cas de l’Empire Romain, de l’Espagne des conquistadors, de la France Napoléonienne, de l’Angleterre Victorienne et dans une moindre mesure de la France coloniale. C’est évidemment le cas des États-Unis depuis 1945.
- Mercantilisme. Si elles possèdent d’importants moyens industriels et du capital humain, à défaut de puissance militaire, les nations s’orientent souvent vers la prédation économique et commerciale. Cela consiste à fournir sans retenue une production au-delà de leurs propres besoins pour accéder à des économies d’échelle et des gains d’expérience et technologiques qui seront ensuite des avantages concurrentiels durables et qui entretiendront la dynamique de prédation. Les gains de productivité sont répercutés en baisse des prix, au lieu d’être transmis en augmentation salariale pour développer le marché intérieur. La dynamique de désinflation compétitive détruit progressivement le tissu industriel des nations importatrices et consacre la dépendance à son fournisseur de plus en plus imbattable. Cette stratégie conduit à une consommation intérieure faible, un taux d’épargne élevé orienté vers l’accumulation de capital productif, et surtout vers l’accumulation de créances financières sur le reste du monde puisque le surplus commercial se traduit en entrées de devises. C’était la stratégie de Carthage dans l’Antiquité, de la République de Venise au Moyen Âge, des Pays-Bas au 16-17e, de l’Angleterre des Compagnies commerciales de 1750 à 1850, de l’Allemagne de Bismarck, des États-Unis de 1880 à 1940, du Japon et de l’Allemagne à partir de 1960, et surtout de la Chine depuis plus de vingt ans.
Complémentaires puis adversaires
Les nations impérialistes et mercantiles sont initialement complémentaires, puisque les secondes financent les premières pour qu’elles importent et consomment leur production. En général, l’équilibre tient tant que les nations intermédiaires en font les frais. Mais l’équilibre devient précaire lorsque la situation se polarise et que ce type de nation représente les blocs dominants. À mesure que le temps passe, la situation devient intenable : d’un côté, les nations impériales s’endettent de plus en plus pour maintenir une force militaire et satisfaire une population toujours avide de consommer alors qu’elle est de moins en moins productive ; de l’autre les mercantiles accumulent sans cesse des créances qu’ils sont de moins en moins sûrs de se voir un jour rembourser, alors que leurs populations sont impatientes de jouir enfin de leurs richesses accumulées.
Pas de vainqueurs systématiques
On sait que les nations impériales se fragilisent progressivement à force de dettes et de dépenses militaires, car on possède l’expérience de l’Empire Français en banqueroute après Waterloo, alors qu’il s’opposait aux intérêts commerciaux des Anglais. Ces derniers ne feront pas mieux, puisqu’à partir de 1815 s’ouvre l’ère de l’impérialisme Britannique qui disparaîtra lui aussi ruiné au XXe siècle. Une fois amputé de ses colonies, le Royaume-Uni devra même demander un sauvetage financier auprès du FMI en 1976 et entrer dans le Marché Commun par la petite porte. Ses besoins chroniques de financement se heurtent alors à la perte de statut de monnaie de réserve de la Livre Sterling dont plus personne ne veut.
Le modèle mercantiliste n’en est pas moins fragile, car il est dépendant de l’appétit de ses clients. Les années 1920-1930 en fournissent une illustration parfaite, lorsque les États-Unis financent les européens -ruinés par la Grande Guerre- pour qu’ils soient encore capables d’importer les productions d’une industrie américaine surdimensionnée pour son marché intérieur. Lorsque le commerce international s’est interrompu à la suite des mesures de protectionnisme partout dans le monde, ce sont les Etats-Unis et l’Allemagne qui ont sombré le plus durement dans la Grande Dépression liée à leur excès de capacité industrielle. Les mesures de Roosevelt de relance de la demande intérieure sont en réalité une sortie de cette stratégie mercantiliste pour un modèle impérial qui émergera clairement après-guerre.
La situation aujourd'hui
Avec la Chine et les États-Unis qui représentent aujourd’hui 40% du PIB mondial, la situation actuelle est potentiellement critique. Les Américains du Nord vivent toujours au-dessus de leurs moyens, au point de devoir emprunter 600 milliards de dollars chaque année auprès des Chinois, des Allemands et autres Japonais qui les fournissent en produits et en capital. De leur côté, les Chinois maintiennent leur politique de taux de change fixe au dollar, ce qui préserve leur avantage concurrentiel vis-à-vis des Américains, exportant ainsi jusqu’à 500 milliards de dollars de biens contre 130 millards de dollars d’importations !
La Chine a accumulé des réserves de change qui atteignent 3100 milliards de dollars, dont 1300 en bons du Trésor Américain. Cette situation étonnante peut pourtant perdurer, car cette sur-détention d’actifs financiers américains est le talon d’Achille des Chinois. Ces bons du Trésor ne quittent jamais le sol américain, le dépositaire de tous les avoirs étrangers reste la Réserve Fédérale de New York. Pour l’instant, les États-Unis ont encore toutes les cartes en main, d’autant que c’est la Réserve Fédérale qui détermine les taux de rémunération et qu’elle a prouvé qu’elle pouvait racheter la dette américaine sans limite en cas de besoin.
Les États-Unis en position de force
La richesse financière chinoise représente en réalité des années d’épargne forcée des travailleurs chinois, mais elle ne repose que sur la bonne volonté des Américains à la rémunérer et à la rembourser. De plus, les chinois ont besoin des débouchés américains pour ne pas sombrer dans une crise de surproduction -comme les États-Unis dans les années 30- car l’économie chinoise est encore très loin de la transformation vers un modèle de consommation domestique.
Conscients de ces éléments stratégiques, les américains vont rétablir des termes de l’échange en leur faveur. Ils poussent par exemple à l’ouverture du marché chinois sur les secteurs qui les avantagent, comme les services où ils sont performants et exportateurs, alors qu’ils sont fortement déficitaires en biens manufacturés.
Cette ouverture des marchés est une démarche mercantiliste des américains centrée sur les nouvelles technologies sur lesquelles ils cherchent à conforter leurs avantages concurrentiels. A l’instar des monopoles européens sur les routes commerciales après la découverte du Nouveau Monde, les américains installent déjà les nouveaux monopoles sur le Monde du Numérique. Nous n’en sommes plus très loin, et la conséquence n’est pas fortuite pour les autres 60% de l’économie mondiale, Europe inclue, qui rémunéreront ces grandes entreprises à la profitabilité hors norme.