« Année 2015, novembre ou décembre, peu importe » annonça-t-il d’une voix agacée.
Il reposa le journal, relique barbare mais produit de luxe qu’il appréciait tant, répéta encore une fois le nom des cinq actions à acheter, et avala rapidement deux comprimés pour calmer le mal de tête causé par les voyages temporels à répétition. « C'est simple pourtant ! Cette fois, ça va marcher. »
Le plan était le suivant :
1. Voyager 35 ans en arrière et acheter les actions qui connaîtront la plus forte progression,
2. Revenir en 2050, les revendre avec un fort gain,
3. Profiter !
Pourquoi 2015 ? Un peu par hasard, il avait alors 25 ans et touchait ses premiers vrais salaires, il savait qu’il fallait commencer tôt à investir pour que les décisions aient le temps de faire de l'effet. Et puis, il aimait son physique de l'époque.
La capsule se mit en marche. Les voyages dans le passé étaient toujours physiquement éprouvants mais il s'y faisait tant bien que mal. Une fois incarné, assis devant un écran dans son petit appartement, il joua un peu avec sa barbe - la mode de l'époque - mais s'empressa surtout de se connecter sur le site de son courtier en ligne pour envoyer les ordres d'achat des cinq actions qui lui garantiraient la fortune. Il ne devait pas rester trop longtemps : les paradoxes arrivaient rapidement. Il sortit du corps dès les ordres envoyés.
Comme d'habitude, le « jeune lui » ne se souviendrait de rien, tout au plus aura-t-il eu la sensation d'une intuition passagère, une pulsion qui lui aura fait acheter les cinq actions en question.
Quant au « vieux lui », en tant qu'inventeur de la machine, il s'estimait en droit de corriger un peu son passé.
Mais rien n'y faisait.
À son retour en 2050, son portefeuille boursier était encore une fois amorphe : les titres avaient tous été vendus et remplacés par d’autres, à la fortune décevante.
Du haut de ses 60 ans, au huitième étage d'un immeuble de verre et d'acier, la tête contre la vitre de son bureau, il chercha encore et encore comment, à 25 ans, il aurait pu mieux investir son épargne. Problème pourtant simple... Il avait été capable d’inventer une machine à explorer le temps, il était incapable d’en profiter ! Un comble.
Chaque action qu'il avait achetée dans le passé avait été revendue trop tôt.
En consultant l’historique de son compte, il vit qu’il avait vendu la première trois mois après l’achat parce qu'il avait lu une mauvaise nouvelle sur la société, la deuxième six mois après pour « prendre un gain » de trente euros, la troisième parce qu’elle bougeait trop… tandis que la quatrième action avait été vendue car trop lente à bouger.
Enfin, la dernière de la sélection avait été vendue un an après l'achat, le jour où il s'était mis à l'analyse technique et où il crut avoir reconnu une figure présageant d'une catastrophe.
« Crétin » se dit-il dans le reflet de la vitre. « Je suis un crétin. » Il se ravisa et s'adressa à son jeune avatar barbu sur la photo de classe de l'école, posée sur la capsule temporelle. « Non, TU es un crétin ! Je te donne des tuyaux en or et tu es incapable de les suivre ! ». Il soupira.
Inventeur de génie, il avait l'adulation de ses pairs, un bon boulot, une famille heureuse, mais l'impression de ne pas avoir réussir à gérer correctement son argent, malgré la chance inouïe de pouvoir répéter les essais.
La fois précédente, il était retourné dans son corps de 18 ans pour le destiner à l'étude de la théorie financière : marchés efficients, betas, grecs des options, calcul stochastique. Amusant, mais inutile en pratique. Une autre fois, lassé de prendre des risques, il avait tout laissé sur un livret que l'inflation s'était chargée de corrompre.
Mais comment gérer correctement son argent ?
Il retourna à la fenêtre. Les premiers flocons tombaient. Trente mètres plus bas, les passants se pressaient sur les trottoirs, affluaient dans les commerces en cette période de Noël. Une partie des enseignes de sa jeunesse est toujours là, une partie a disparu, de nouvelles sont nées. Certaines choses ont bien changé mais les humains continuaient de se nourrir, de se vêtir, de se déplacer, de consommer.
Il resta quelques minutes dans ses pensées, à regarder le monde tourner. Enfin, il se mit à sourire, puis à rire bruyamment.
Il décida de tenter encore un voyage, le dernier. La solution était à la fois bien plus simple et bien plus honnête que toutes celles qu'il avait essayées. Nulle martingale secrète, aucun besoin d'une information privilégiée. Il n'aurait plus à lutter contre le marché, ni contre lui-même.
Ce qu'il avait à faire, c'était simplement de rester investi en permanence sur un panier d’actions très diversifié, qui représente autant que possible l’économie mondiale. Il y aura des gagnants et des perdants, des fins de règne et des nouvelles stars, des périodes de prospérité et des périodes de disette : il aura un peu de tout et tant que le monde tournera, il aura sa part de bénéfices.
Il suffisait d'investir tôt, de façon diversifiée et pour longtemps. Et surtout, de se tenir au plan.
Il ralluma la capsule et s'incarna une dernière fois. Il mit son « jeune lui » face à ces principes simples, fortuitement trouvés sur un blog.
Il ne lui restait que quelques secondes avant de repartir. Pour la dernière fois, il se caressa la barbe.