La zone euro reprend enfin des couleurs. La croissance repart (2 % de croissance pour 2016 en zone euro) et l’esprit de réforme se fait un peu plus vif, à en juger par le nombre croissant de groupes de travail et de tribunes qui proposent de réformer l’architecture institutionnelle de la zone euro, sa politique étrangère, sa politique économique… Ce regain d’activité et de volonté réformatrice laisse espérer un avenir pour la zone euro. À la condition, toutefois, que les vieilles lunes n’éclipsent pas cette jeune éclaircie.
Les vraies colombes et les faucons
Car le débat se polarise déjà, avec comme à l’accoutumée, d’un côté les « colombes », qui estiment que la politique monétaire de la BCE doit rester accommodante (taux plancher et maintien des achats mensuels d’actifs jusqu’à 60 milliards), et de l’autre les « faucons », qui exhortent au tour de vis et au resserrement rapide des mesures monétaires (réduction des achats d’actifs et relèvement des taux d’intérêt). Mario Draghi, le président de la BCE, défend quant à lui la constance et la prudence, la reprise de la croissance en zone euro ne s’accompagnant guère de celle de l’inflation. Tant que le chiffre de l’inflation (1 % en 2016 en excluant les prix volatils des matières premières, de l’énergie, et de l’alimentation) ne montre pas une claire tendance à se rapprocher de la cible des 2 %, il n’y a aucune raison selon Mario Draghi de commencer à resserrer la politique monétaire. Sa position ne déplait pas aux colombes, mais elle ulcère les faucons.
Vieille lune ? Oui, vieille lune, car ce débat témoigne de la mythologie dans laquelle reste enfermée la politique économique de la zone euro : il n’y a d’yeux que pour un seul levier, à savoir la politique monétaire, supposée multi-tâches, censée agir à la fois sur l’écart d’inflation, l’écart de production, et pourquoi pas aussi sur l’écart financier (écart à une cible de crédit, de prix d’actifs immobiliers, ou autres). Lui assigner autant d’objectifs défie pourtant le plus élémentaire des principes de politique économique, principe qu’un dicton populaire résume bien : on ne peut pas courir plusieurs lièvres à la fois ! Du moins faut-il plusieurs coureurs de lièvres, plusieurs fusils, c’est-à-dire plusieurs instruments de politique économique, pour que, comme l’avait énoncé plus formellement Jan Tinbergen dans son livre de 1964 Economic policy: principles and design, il y ait au moins autant d’instruments que d’objectifs.
À chaque objectif son instrument
Le principe de Tinbergen ne signifie pas nécessairement qu’il faille fixer à chaque instrument un seul et même objectif. Dès lors qu’il y a autant d’instruments que d’objectifs, chaque instrument peut se voir assigné comme objectif principal, celui pour lequel il est le plus efficace, et un objectif complémentaire des combinaisons deviennent alors possibles. La politique monétaire et la politique budgétaire peuvent ainsi être combinées pour lutter ensemble contre la récession. La politique monétaire et la politique macroprudentielle (politique de stabilité financière) peuvent être combinées également, notamment pour éviter l’emballement dans la phase ascendante du cycle : une telle combinaison aura l’avantage d’éviter de relever trop tôt le taux d’intérêt (ce qui casserait la reprise), tout en prenant des mesures prudentielles à l’égard des emprunteurs et des banques — ou autres prêteurs — pour contrer l’emballement financier et la formation de déséquilibres financiers (bulles de crédit ou de prix d’actifs) dans lesquels les déséquilibres économiques prennent si souvent racine.
Impuissance des politiques monétaires et conflits d’objectifs
À ne pas rechercher les synergies que permet d’obtenir la combinaison de plusieurs instruments de politique économique, la politique monétaire mobilisée comme instrument supposée tout puissant se condamne en fait soit à l’impuissance, soit aux conflits d’objectifs.
Impuissance
La politique monétaire se condamne à l’impuissance, lorsqu’à elle seule, elle ne parvient pas à extraire une économie de la trappe à liquidité qui s’ouvre à la suite d’une crise financière : les taux sont si bas que le désir de conserver la monnaie devient infini la dépense se contracte et l’économie se fige. Les raisons pour lesquelles la reprise a été beaucoup plus difficile en zone euro qu’aux États-Unis sont nombreuses (meilleure transmission de la politique monétaire, structure plus diversifiée du financement, etc.) mais, parmi celles-ci, le fait que les États-Unis aient su mobiliser une combinaison accommodante de politiques monétaire et budgétaire figure en bonne place.
Conflits d’objectifs
La politique monétaire se condamne aux conflits d’objectifs, lorsque l’action de la politique monétaire peut aller à l’encontre de la stabilité financière actuelle ou future. En abreuvant les banques et les marchés de liquidités pour éteindre l’incendie que provoque une crise financière, les banques centrales soufflent d’une certaine manière sur les braises, au risque de rallumer le feu de l’incendie suivant — s’il n’y a pas de mesures prises pour contrer le formation de bulles de crédit ou de prix d’actifs alimentées par ces liquidités déversées.
Arx tarpeia Capitoli proxima
Ainsi les banquiers centraux dont on loue le pragmatisme quand ils ne lésinent pas à accommoder leur politique monétaire en temps de crise, sans se soucier des conséquences possibles pour la stabilité financière, sont les mêmes qui, quelques années plus tard, s’attirent les foudres des critiques. Parmi eux, Alan Greenspan est sans doute celui qui sait le mieux que du Capitole à la roche Tarpéienne il n’y a pas loin. Il a présidé la Fed de 1987, date à laquelle il éteint l’incendie du premier krach de croissance des marchés financiers, à 2006, avant-veille de la crise des subprimes, qui éclate moins d’un an après son départ. Au début des années 2000, on encensait l’action de « Magic Greenspan » à la Fed au moins autant que l’on dénonçait le rigorisme et l’attentisme de la BCE. Moins d’une décennie plus tard, il était « l’incendiaire de la crise des subprimes », la politique monétaire trop accommodante du début des années 2000 étant aujourd’hui analysée comme l’un des facteurs qui a alimenté la bulle immobilière aux États-Unis et la prise de risque des banques sur les marchés financiers.
Que dira-t-on dans quelques années de l’action de Ben Bernanke ? Qu’il est venu à bout de la crise des subprimes ou qu’il a préparé la crise financière suivante dont on aura d’ici là trouvé le nom de baptême qui va bien ? Louera-t-on la prudence de Janet Yellen dans le resserrement de la politique monétaire américaine ? Félicitera-t-on Mario Draghi de ne pas avoir cassé la reprise en zone euro ou lui reprochera-t-on d’avoir alimenté un nouvel emballement financier ?
Pour qu’à l’avenir, on n’ait plus à reprocher aux banques centrales de nous balader de bulles en bulles, il ne faut plus attendre autant de la politique monétaire. C’est en combinant la politique monétaire aux autres instruments de la politique économique (politique budgétaire, politique macroprudentielle) que l’on peut espérer ne plus sacrifier la stabilité financière au retour de la stabilité économique et monétaire. On peut chasser les vieilles lunes et garder la tête dans les étoiles.